Interview de Paul STRASSMANN

(L'informatique Professionnelle, No. 104, Mai 1992)

Christophe Legrenzi

Satish Jha

Christophe Legrenzi, informaticien de formation, est chercheur à l'université de Nice-Sophia Antipolis. Il étudie tout particulièrement les moyens de contrôle et de pilotage de l'informatique en entreprise.

Satish Jha est un consultant spécialisé en management et en informatique. Son expérience l'a amené à travailler en Australie, aux Etats-Unis et en Europe.

Fort de ses trois décennies et demi d'expérience, Paul Strassmann peut être considéré comme étant le plus grand directeur informatique de la planète. Ses investigations, sa compréhension et sa vision l'ont naturellement amené à ce poste. Quel fut son cheminement? Quelle est son approche? Quelle leçon faut-il en tirer? Comment se positionne-t-il par rapport aux théories classiques? Comment voit-il l'évolution de l'informatique? Autant de réponses profitables à toute personne concernée par le sujet.

C'est pourquoi, on ne peut passer sous silence la carrière de cet autodidacte du management de l'informatique, sous peine d'occulter une conception parfois originale, mais toujours sensée, et qui risque fort de devenir un standard de demain. Cet oubli rendrait dès lors l'histoire de l'informatique incomplète.

Sa carrière

C'est en 1954 que Paul Strassmann entra dans le monde des ordinateurs. De 1956 à 1969 il occupa le poste de responsable des systèmes d'information chez General Foods puis chez Kraft. Ensuite il entra chez Xerox en tant que Directeur Informatique, un poste convoité par de nombreux managers. Il occupa notamment la fonction de directeur général pour les activités informatiques, de télécommunication et d'administration. Il se retira en 1985 afin de se consacrer à ses recherches. Il fonda aussi sa société de conseil.

Il est l'auteur d'une soixantaine d'articles concernant principalement la productivité des "cols blancs" et la gestion de l'informatique en général.

Ses 2 livres qu'il écrivit à ce sujet: "The Information Payoff -The Transformation of Work in the Electronic Age" en 1985 et "The Business Value of Computers -An Executive's Guide" en 1991 constituent des ouvrages de référence.

Il intervint aussi devant le congrès américain, l'académie américaine des sciences, le parlement britanique, le conseil des ministres soviétiques, et fut responsable du comité des "travailleurs de l'information" lors de la conférence sur la productivité à la maison blanche en 1982.

Il occupe en outre, une chaire à "L'Imperial College" de Londres, ainsi qu'à la "Graduate School of Business" de l'Université du Connecticut.

C'est vraisemblablement pour toutes ces raisons, qu'il a été sollicité, il y a quelque mois à peine, pour diriger les activités informatiques du département américain de la défense (DOD: Department Of Defense). Cette nouvelle fonction le place aux commandes d'un budget de plus de 20 milliards de dollars (110 milliards de francs!), de plus de 50.000 personnes et d'une multitude d'organisations activement engagées dans l'étude et l'utilisation des technologies de l'information. Chaque heure qui passe, le DOD dépense plus de 2,3 millions de dollars (12,6 millions de francs)!. De plus, le DOD a une influence non négligeable du fait de sa dimension, sur l'évolution de l'informatique aux Etats-Unis, et donc dans le monde. Toutefois, lors de notre interview il fut hésitant à commenter, même vaguement, des faits concernant sa nouvelle activité.

Son constat

Ses premiers travaux se sont essentiellement concentrés sur les "cols blancs". Curieusement le bureau des statistiques du travail américain a changé la dénomination "cols blancs" en "travailleurs de l'information". Ceux-ci constituent la majorité des travailleurs aux Etats-Unis, leur nombre croissant constamment).

D'après Paul Strassmann, ils représenteraient en terme d'heures ou de coûts, plus de 2/3 des dépenses américaines.

C'est dans ce contexte que la nation considéra les technologies de l'information comme devant être le fer de lance du progrès économique. Les ordinateurs furent donc l'objet d'un engouement tout particulier.

Cependant, quelques années plus tard, force est de constater que malgré les investissements massifs en informatique, il n'y a pas eu accroissement de la productivité globale. Comme le confirment différentes études macro-économiques dont une du Massachussets Institut of Technology (MIT): "aucune relation entre le niveau de dépenses en informatique des entreprises et leur rentabilité ne peut être observée".

En d'autres termes, on ne constate aucune différence de rentabilité pour des entreprises d'un même secteur d'activité qu'elles soient informatisées ou non. Ces faits justifient les craintes des dirigeants qui, voyant leurs coûts informatiques augmenter dramatiquement, s'interrogent sur la consistence des bénéfices. Pourtant, on cite souvent les "success stories" comme American Airline et son fameux système de réservation sabre, American Hospital, Federal Express, American Express, McKesson, CitiCorp, ... et plus récemment Limited et Benetton, ... Cette publicité abusive faite autour de ces réussites, somme toute rares, ne doit pas être la cause d'investissements anarchiques.

Paul Strassmann, observateur attentif, tente d'expliquer ce douloureux constat. Les vendeurs ont trop focalisé les enjeux sur des particularités techniques. L'informatique est avant tout un moyen de production et non un moyen de consommation. Les ordinateurs ne sont pas une cause directe de rentabilité, mais des contribuants. Ils peuvent être un élément essentiel de succès, mais certainement pas suffisant. Il s'oppose à une approche trop technologique: "la meilleure analyse de l'informatique ne peut être obtenue d'un examen de la technologie elle-même. Elle doit commencer par une observation méticuleuse des gens et des organisations, dans les conditions d'application ou non des technologies de l'information".

Il réfute aussi le constat de certains grands économistes qui affirment que les Etats-Unis sont, du fait des technologies de l'information, rentrés dans une économie post-industrielle. Au contraire, il clame que plus que jamais, "nous sommes dans une économie de gestion"! Ainsi, il fut parmi les premiers à souligner l'importance du management et de l'organisation.

Quand on lui parle de l'ampleur du montant des investissements informatiques pour les entreprises, il répond simplement qu'ils ne sont pas suffisants à son idée. Les coûts sont importants, mais secondaires, ce sont les bénéfices qui le sont. Mais comment les évaluer quantitativement? Quel devrait être le montant optimal du budget informatique? ...

Sa solution

Modifiant le fonctionnement global de l'entreprise, l'informatique exige des méthodes de mesure qui doivent prendre en compte l'ensemble des effets induits. Or quelles sont les méthodes utilisées pour examiner le bien fondé d'une nouvelle application ou du renouvellement d'un système d'information?

Lorsque l'on analyse les différentes études qui détaillent par type d'industrie et par entreprise leurs performances en fonction de leurs investissements informatiques, on s'aperçoit qu'on en arrive toujours au rapport dépenses sur chiffre d'affaires. Il estime qu'un tel ratio n'est d'aucune utilité aux dirigeants; "il est aussi juste que la manière de comptabiliser les dépenses!". Il ne renseigne ni sur le niveau de dépense informatique nécessaire, ni sur l'efficacité des investissements.

Traditionnellement, la productivité est attribuée au capital et au travail. Il est relativement facile de déterminer le coût et la valeur ajoutée du capital et du travail. Malheureusement, pour les technologies de l'information, les techniques classiques sont inutilisables.

Pour pallier à cet inconvénient, Paul Strassmann propose de mesurer le rendement des cadres! En effet, ce sont eux les principaux utilisateurs des ordinateurs. Ce sont eux qui décident des investissements, déterminent la politique des prix, recrutent et motivent les employés, choisissent les marchés et les produits, acquièrent les matières premières, coordonnent le travail avec les fournisseurs, les employés et les clients. "La ressource rare de notre société n'est plus le capital ou la technologie, mais bien le management. Si une entreprise fait du profit, c'est grâce à ses cadres et non à cause du capital."

Ce concept est en total rupture avec les théories classiques. Face aux ROA (Return-on-Assets), ROE (Return-on-Equity), ROI (Return-on-Investment), ROS (Return-on-Sales), ... il oppose son ROM (Return-on-Management), qu'il dépose d'ailleurs! Le ROM représente le rapport entre la valeur ajoutée des cadres et leur coût .

La valeur ajoutée des cadres est obtenue en partant du chiffre d'affaires et en en déduisant les achats, salaires, taxes, frais financiers, dépréciations.

Si le rapport est supérieur à 1, ceci signifie que les cadres sont productifs car ils rapportent plus qu'ils ne coûtent. "En accord avec les lois de la thermodynamique, les machines produisent toujours moins d'énergie quelles n'en consomment. Le management a la possibilité de construire une machine -une organisation- qui peut extraire d'un environnement hostile une valeur ajoutée nette, en excès par rapport aux coûts nécessités. Une organisation bien gérée est supérieure à n'importe quel moteur jamais inventé!"

Selon Paul Strassmann, cette méthode permet non seulement d'évaluer les bénéfices des technologies de l'information mais aussi d'identifier des frais généraux excessifs. C'est le seul indicateur qui s'attache à la productivité du management, premier bénéficiaire des technologies de l'information.

L'objectif est d'arriver à créer la plus grande valeur nette ajoutée avec la plus petite combinaison de cadres et d'ordinateurs.

Cependant, ce concept novateur n'est qu'encore rarement utilisé en pratique. Or, la mesure de la productivité des cadres ne peut devenir officielle sans leur assentiment! Voilà, peut-être un élément inhibiteur.

Sa position face aux approches classiques

Sa manière d'appréhender la problématique de l'informatique l'oppose aux grandes universités américaines. Celles-ci ont cherché avant tout à justifier l'utilisation de l'informatique aux directions générales. Dans cette optique, les professeurs d'économie ont réutilisé leurs outils classiques d'analyse stratégique. Mais Paul Strassmann pense que le fait d'intégrer la composante informatique à toute réflexion stratégique était bienvenue il y a quelques années plus tôt, lorsque les entreprises avaient à assimiler les potentialités de l'informatique. Maintenant, avec des investissements informatiques annuels aux Etats-Unis supérieurs à 200 milliards de dollars, ce qui est fondamental, c'est d'avoir une compréhension plus claire et plus précise des bénéfices. Par conséquent, il n'est pas étonnant de le voir, avec son pragmatisme qui le caractérise, se moquer de ces têtes pensantes. C'est sans doute aussi pour cela qu'il n'est quasiment jamais cité dans leurs publications! Il est amusant de remarquer que ses anciens collègues qui furent à la tête de Xerox, le considèrent plutôt comme un universitaire.

Paul Strassmann n'est pas seulement un homme de terrain et un manager avisé, mais aussi un véritable chercheur. Toute sa démarche, certe critiquable, s'appuie toujours sur une multitude d'études, d'enquêtes ou d'analyses.

Cette pluridisciplinarité remarquable constitue le fondement de ses travaux. Il estime que d'autres solutions concrêtes viendront d'économistes tels Stephen Roach, principal chez Morgan Stanley, Gary Loveman professeur au MIT, Shoshanna Zuboff, professeur à Harvard, ou encore Robert Benson ou Charles Jonscher.

Conclusion

Quand on demande à Claudio Cibora, Professeur à l'institut Théséus de Sophia Antipolis et ami personnel de Paul Strassmann, quelles sont ses contributions majeures, il répond sans hésiter:

- l'évaluation économique de la productivité

- la compréhension rapide de la révolution informatique

- le développement d'une structure pour l'informatique: le ROM

Ses travaux, souvent issus du bon sens, viennent d'être reconnu de la plus belle des manières.

Il a su, en effet, resituer la problématique, en montrant que les investissements dans les technologies de l'information avaient pour but de substituer ce capital au "travail de l'information". De même, il affirme que la solution aux problèmes de l'informatique pourrait bien venir de l'informatique elle-même! Mais, pour ce faire, il faut sortir de la logique classique capital-travail pour retrouver le vrai moteur de toute action: "L'HOMME". Cet oubli constitue sans doute la limite du modèle économique classique.

Comme le dit Paul Strassmann, "plus on va vite, plus il faut regarder loin pour trouver des signes qui nous guident. Identifier les bons signes voilà le leadership".

Son concept de Return-on-Management, sera peut-être l'un d'entre-eux!

Quels sont les trois plus importants concepts issus de vos travaux et de votre expérience?

Les coûts informatiques. C'est un véritable problème actuellement. Je crois cependant, qu'il est possible d'utiliser les technologies de l'information, afin de les restructurer dans le contexte de l'organisation!

La stratégie informatique. C'est une chimère. Seule la stratégie d'entreprise a une raison d'être. Je déconseille de considerer l'informatique comme les professeurs de Harvard le font. Ils prônent que l'informatique est une activité spéciale et qu'elle doit être abordée spécifiquement. Ce n'est pas mon avis. Je pense qu'elle doit être traitée comme toute autre activité normale de l'entreprise.

La gestion de l'informatique. Elle doit être intégrée au processus général de gestion de l'entreprise.

Quelles différences y a-t-il entre les professeurs des grandes universités americaines et vous-même?

Les différences sont énormes. En particulier lorsqu'il s'agit de mettre en pratique les théories!

En comparaison avec Nolan, McFarlan et les autres, je préfère un cadre analytique et plus quantitatif. En effet, la matrice 2x2 si souvent utilisée est inutile pratiquement.

Le moment de vérité arrive lorsqu'il faut préparer le budget. A ce moment, la bonne allocation des ressources ainsi que la quantification des bénéfices attendus, sont les étapes les plus importantes.

Voyez-vous un mouvement dans ce sens, hors des Etats-Unis?

D'après mon expérience, je m'aperçois que les japonais sont plus pragmatiques dans leur manière d'aborder l'informatique. Malheureusement, je ne vois pas de mouvement unifié européen tendant à changer l'approche traditionnelle. La domination des travaux américains dans ce domaine est claire.

Vous considérez-vous comme un manager ou plutôt comme un spécialiste?

Les managers me voient comme un spécialiste, et les spécialistes comme un manager!

Vous avez rencontré Margaret Thatcher. Dans quel contexte?

En 1982, Margaret Thatcher se demandait si une politique informatique pouvait améliorer la productivité. L'Angleterre avait commencé à subventionner l'informatique en promouvant les ordinateurs à l'école. Pour amener l'Angleterre dans "l'Age de l'information", je fus le seul américain invité. Le seul résultat visible de mon intervention fut qu'une chaire de gestion de l'informatique fut créée au collège impérial de Londres. Là, j'y produis un certain nombre de rapports confirmant que le problème était managérial et que jusqu'à présent les gens n'avaient résolu que de faux problèmes.

Comment évolue l'informatique aujourd'hui, d'après vous?

L'industrie de l'informatique est en stagnation. Elle se réorganise afin d'augmenter la durée de vie de ses produits. Les nouvelles alliances vont dans ce sens. Ceci conduira à une plus grande stabilité en réduisant la rapidité du changement technologique. Les vendeurs de logiciels et de matériels ont vanté jusqu'à présent les performances techniques de leurs produits. Cependant, la plus grande part de l'efficacité n'est pas liée directement aux matériels et logiciels mais bien plus aux personnes qui les utilisent. Nous remarquons aujourd'hui notre incapacité à gérer le capital humain. Lorsque de nouvelles technologies sont introduites dans une organisation, elles modifient incontestablement la manière de travailler des personnes concernées.

Que diriez-vous aux responsables informatiques?

Qu'ils n'investissent pas autant qu'ils le pourraient! C'est une mauvaise réponse. En fait, ils devraient passer plus de temps à analyser les bénéfices économiques retirés de l'utilisation de l'informatique. Les solutions viendront sans doute des économistes.

Au travers de ses discours, publications, nous avons tenté d'extraire 15 idées-clef symbolisant sa vision de l'informatique:

"L'histoire de l'informatique est caractérisée par la surestimation de ce qui peut être accompli immédiatement, et la sous-estimation des conséquences à long terme."

"Les technologies de l'information se retrouveront partout."

"Les travailleurs de l'information (cols blancs) constituent la majorité des actifs aux Etats-Unis. Leur nombre augmente régulièrement."

"L'outil informatique change le message."

"L'utilisation optimale de l'informatique ne peut provenir de la technologie seule. Elle commence par une méticuleuse observation des personnes et des organisations."

"L'amélioration de la communication amène l'amélioration de l'organisation."

"Il n'y a pas de relation entre le montant des dépenses informatiques et la rentabilité des entreprises."

"Il est nécessaire de confronter les investissements technologiques aux objectifs stratégiques."

"La bonne stratégie n'est pas la réduction des coûts informatiques, mais l'augmentation des profits."

"Les coûts de l'informatique ont tendance à migrer là où ils sont difficilement identifiables."

"Sans objectif de productivité il n'y a pas d'orientation pour l'entreprise; sans mesure de la productivité il n'y a pas de contrôle."

"Les fournisseurs et les responsables informatiques oublient que pour les 100 dernières années, les Etats-Unis ont eu une croissance annuelle moyenne de la productivité inférieure à 4%. Pourquoi parlent-t-ils alors de gains de productivité de l'ordre de 50 à 1000% pour les projets informatiques?"

"Les systèmes informatiques doivent s'adapter aux utilisateurs et non le contraire."

"On ne peut parler de mesure de la productivité sans parler des risques. Chaque projet informatique doit révéler non seulement les gains attendus, mais aussi identifier les alternatives favorables et défavorables en termes de revenus."

"La longue liste des avantages de l'informatique se voit confrontée à une aussi longue liste des désavantages potentiels."